Court Moi

Garance a bien grandi depuis son enfance passée à jouer au chat et à la souris avec le grand méchant loup : aujourd’hui, elle se produit sur scène. Mais voilà que son passé resurgit en même temps que son vieil ami ; elle revit ses premiers pas dans l’indépendance, ses rêves ainsi que ses doutes, et, impuissante, elle se revoit chuter. Entre cynisme et poésie, le loup fait tomber les masques pour qu’elle puisse enfin assumer sa féminité et sa liberté.

GARANCE
THIAVILLE Lisa-Lou

LE LOUP
GOUSSÉ Jeanne

MASQUE
VOISIN Antoine

SON
PEYRON Tristan

CONTINUITÉ
DARMON Annaëlle

ASSISTANT RÉALISATEUR
L.G. Enzo

IMAGE – RÉALISATION – SCÉNARIO
CHARIÉRAS Léna

« Je n’aurai pas peur répétait la petite fille en tremblant un peu. »
Le Petit Chaperon Rouge — Joël Pommerat
Et pourtant elle a peur. Est-ce à cause du loup ? De la vie ? De la liberté ?
Liberté. Comme ce mot est lourd et léger à la fois. C’est bien un mot, oui, une invocation ; vide — chargé d’un sens si transcendantal que chacun y croit discerner ce qu’il veut —, le mot en devient décharné, néantisé. Il faut se battre pour la liberté, paraît-il. Seulement, la liberté, c’est surtout un poids terrible, le vertige sartrien, la responsabilité de celui qui assume ses actes — et surtout son être… Il s’agirait alors ici d’évoquer cette complexité des aspirations de l’homme : la liberté, puis ce vertige paradoxal devant soi- même, où l’on doute de ce que l’on pourrait être, de peur de tomber. Cela va donc de paire avec l’idée de maturation, de construction éthique, d’affirmation de soi. Par conséquent le récit se constituerait d’une succession de courts épisodes — de quelques secondes à une minute —, comme autant d’étapes évanescentes et fugitives de la vie d’une fillette qui devient femme, et qui s’approprie ce devenir-femme, entre identité contrainte et choisie. Ce mouvement ascendant vers l’affirmation de soi serait contrebalancé, dans l’esthétique de la verticalité, par ce qu’elle croit être sa chute. Souvent, un personnage voit son désir opposé à son besoin véritable, dont il a peur ; ici, la peur rejoint plutôt le désir… Un emprisonnement au sein d’un dilemme, appuyé par un format allongé qui interdirait l’envol, tandis que ses doutes la paralysent — paralysie irrationnelle qui devient presque un désir. D’où le sous-titre paradoxal : « le désir de lien »…
Cette petit fille, avec son voile rouge, est bien sûr la réécriture d’un célèbre conte, dont l’universalité rend le schème malléable, sans exposer d’interprétation rationnelle. Le Petit Chaperon Rouge a fait l’objet de nombreuses modernisations, notamment l’adaptation théâtrale de Joël Pommerat, dont les dialogues dépouillés et enfantins — et cependant toujours évocateurs — se retrouveraient dans le présent projet. Ces échanges entre le loup et la petite fille, le chasseur et la proie, la conscience et le corps, le plateau et le paradis, se voudraient tout aussi nus, afin de valoriser la
dimension onirique de la fable, de la parabole. La contemplation est donc de mise, de par la lenteur rythmique du montage, la fixité de la caméra, et la pureté du silence. Le court-métrage d’animation réalisé par Aude Danset et Carlos de Carvalho, Premier Automne, met de
Premier Automne
— Aude Danset
et Carlos de Carvalho
cette façon en lumière ses personnages, qui se démarquent du décor presque neutre, afin de révéler une poétique passerelle initiatique.
Ainsi, Ethos ou le désir de lien dévoile l’initiation d’une infens moderne qui ose prendre la parole lors d’une affirmation de soi et d’indépendance — et qui réfléchit, en femme progressivement consciente de sa position. Ceci au sein d’une construction en miroir emplie de parallèles et reflets, pour une forme de chiasme scénaristique, propice à la réflexion — dans tous les sens du terme. La petite fille regarde de l’avant, mais serait d’abord oppressée par le bord du cadre, son passé s’incarnant dans un néant fantomatique. Son identité, d’abord floue, évoluerait marquée par le déséquilibre de la composition des plans, et l’alternance de différentes valeurs d’échelle. C’est à ce regard,
« LA PETITE FILLE — Je n’ai pas peur de toi.
LE LOUP — Moi non plus je n’ai pas peur.
LA PETITE FILLE — Je ne sais pas qui tu es.
LE LOUP — Je ne te connais pas moi non plus.
LA PETITE FILLE — Je ne sais pas qui tu es mais
je n’ai pas peur. »
Le Petit Chaperon Rouge — Joël Pommerat
et au travers du prisme initiatique, que les échanges avec le loup sont à l’initiative de la petite fille, qui par le langage aspire à sortir de son statut d’infens : à l’instar de l’œuvre de Pommerat, les reprises lexicales illustrent son sentiment d’égalité. Les relations seraient ensuite approfondies
par le cadrage et le montage : le contrechamp du loup se refuserait d’une part à la petite fille, qui peine à trouver la réciprocité du jeu — même si l’amorce la rattacherait toujours indéfectiblement à la bête —, quand ce même procédé lui servirait d’autre part de mise à distance de ce être qui commence à l’effrayer — même si la valeur de plan, toujours plus étroite, mettrait à mal ses efforts. Ce n’est qu’à la fin que la relation s’égaliserait dans un équilibre entre temps d’image et temps de parole.
Cependant, c’est par le regard du loup — instance pure, toujours immuable, à hauteur réelle, sans dissymétrie et accomplissant chaque fois la transition entre les scènes —, qu’au fil des rencontres la petite fille comprend peu à peu comment s’émanciper. Comme dirait Erich Fromm dans Le Langage oublié, « le petit Chaperon rouge ouvre sur le monde des yeux tout neufs, et, suivant les invites du loup, s’enfonce au plus profond du bois ». L’école à laquelle la petite fille se rend, plutôt qu’à la maisonnette de sa grand-mère, représente en premier lieu une émancipation purement spatiale : initiatique, le chemin pour s’y rendre rime avec sa liberté de corps. En se revêtant d’un voile rouge — en quittant l’enfance, en masquant et affichant paradoxalement sa féminité —, elle se rend alors compte, ou bien le croit-elle, que seule l’école, la liberté intellectuelle, peut lui permettre d’être femme libre. « Le petit chaperon de velours rouge est le symbole de la menstruation ; la petite fille dont on nous conte les aventures, devenue une femme, doit

maintenant faire face aux problèmes du sexe », analyse Erich Fromm : c’est donc une gradation parallèle entre voile et féminité, qui a pour fin ultime la libération. Mais sans doute la petite fille est-elle séduite ; sans doute veut-elle découvrir sa sexualité, et la voilà qui doute, qui déchoit moralement, qui s’en remet au loup. Elle ne cherche même plus à se disculper par acte de rationalisation. D’une grande profondeur de champ, qui la relierait à la créature, on passerait alors à une longue focale, brouillant les limites afin de matérialiser sa confusion existentielle — avant la soudaine ouverture finale, tel un bathos inversé et positif. Les plans rapprochés l’oppresseraient petit à petit, l’acculeraient, seule avec elle-même, sans plus la moindre amorce de celui qui est devenu son compagnon ; ou bien sa petite silhouette se noierait-elle dans un plan d’ensemble écrasant d’obscurité. Ce serait cela alors que grandir — se construire malgré la peur. Et elle trouverait une forme de rédemption, de réconciliation avec elle-même, grâce à la clausule, (r)évolution de sa dernière rencontre avec le loup. L’annihilation disparaît alors au profit de la libération.
Sa relation avec le loup est ensuite des plus particulières : il est au début à la fois objet de jeu et de crainte, enjeu de fascination et de répulsion, rendu presque monstrueux par une courte focale. « Si nous n’avions pas en nous-mêmes quelque chose qui aime le grand méchant loup, il aurait moins de pouvoir sur nous », dit Bruno Bettelheim dans sa Psychanalyse des Contes de fées. Il y a comme une ambiguïté dans ce qu’il éprouve pour la petit fille : son appétit est double, aussi bien faim dévorante que désir charnel, interrogation métaphysique, simple curiosité. S’il est un péril, c’est plutôt la sexualité naissante de la petite fille… En somme, il est bien le juge de conscience par le truchement duquel le spectateur considère la petite fille, la voit se livrer au loup après tant de temps passé à le fuir. Par conséquent, le ventre du loup se rend tant analogue à la mort — acte sexuel cannibalesque — qu’à la renaissance, puisqu’elle en sort au début du récit : le loup devient alors maternel, fécondant.
Ces extrêmes — ce dénuement, cette primitivité — trouveraient leur source dans le décor : un non-lieu, un néant, ou oubli, une concrétisation de la chambre obscure du cinéma. Le vide et l’absence de sol accentueraient le vertige, en l’absence de perspectives, si bien que le parti pris des angles de prises de vue en serait plus insaisissable. Par ailleurs, bien que Pommerat choisisse la pénombre pour ne pas subtiliser les images figuratives que le spectateur s’est fait du conte, le parti pris du noir profond détacherait au contraire les silhouettes, en faisant des allégories (participant de surcroit à la mise en valeur des comédiennes), et aurait une fonction similaire au long- métrage de Lars von Trier, Dogville. Le cadrage y est forcément surprenant, puisqu’il offre

Dogville — Lars von Trier
un point de vue depuis le monde, depuis un studio, depuis un théâtre, en reconstituant le décor en aplat. De ces deux dimensions, il s’agirait dans Ethos, tout en conservant une lumière artificielle, d’enlever jusqu’aux meubles et au sol, pour laisser encore plus de liberté à l’imaginaire du spectateur, dans une
collaboration précieuse entre créateur et spectateur. C’est une scène de théâtre sans public, qui lie l’art dramatique à celui du cinéma, dans l’artifice du jeu — et dans cette qualité sonore du silence du spectateur, dont on ressent particulièrement le manque en ces temps grisâtres.
La structure-même des scènes est liée à un découpage en actes dramatique, chacun relié à une des formes du discours définies par Aristote pour assurer une légitimité, une forme d’intégration au monde. D’abord, le logos, déroulé par le silence de la première scène, correspond à la prise de parole de l’infens qui affirme son indépendance, jusqu’à ce que le voile rouge vienne précipiter son désir de liberté : c’est le pathos, tant d’un point de vue narratologique qu’émotionnel, avec l’expression du patior, douleur et passion — terme qui renvoie également à la passivité, à une nihilisation de la liberté. Enfin, c’est dans l’abandon que la petite fille parvient enfin à se construire un ethos, cette image que le locuteur donne de lui-même lors de son discours. Si cet élément n’apparaît qu’à la fin du discours, c’est parce-que le dévoilement du référent à lui-même est véritablement à mon sens le plus laborieux. Il résulte d’un dénouement qui est l’enjeu du projet — bien que le déséquilibre du nombre de scènes invite à l’ouverture.
La scène de théâtre est bien ce lieu du discours et du simulacre, où l’on joue à éprouver vraiment ce que c’est que souffrir vraiment. Cela rejoint idéalement l’idée d’initiation ; un rite de passage de l’immaturité à la spiritualité. Le loup qui intervient sur scène, lors de la dernière rencontre, déclenche des fragments de jeunesse qui ressurgissent non en tant que flash-backs, mais en tant que jeu — sans transition aucune sinon un changement imperceptible de costume —, et non dans une forêt, mais dans le même espace scénique. Rejouer son enfance, pour la petite fille, est bien sûr libérateur d’un point de vue psychanalytique, puisqu’elle peut ainsi se comprendre et prendre du recul sur l’allégorie qu’elle incarne proprement. Cette dimension théâtrale permet de plus un jeu avec le quatrième mur, l’œil spectatoriel de la caméra, avec un surcadrage récurrent grâce les rideaux qui évoquerait, certes, un enfermement, mais aussi une transcendance de l’œuvre d’art. La perfection symétrique de certains plans, tranchant avec l’irrégularité habituelle,

renverrait de la sorte à cette notion de représentation. À leur tour, les regards récurrents au paradis relèvent de l’embrayeur isotopique : c’est le jardin clos inaccessible — qui consigne la marginalisation des protagonistes — tout comme un lien, une élévation du théâtre au populaire. Le regard se perd dans le noir, ne trouve pas ce lien, jusqu’au contrechamp final, doublé d’une contre-plongée : le paradis est en vue, la relation retrouvée avec le spectateur — de théâtre comme de cinéma.
Enfin, dernier élément théâtral, le masque — et notamment celui que porte le loup —, devient un motif essentiel — à tel point que le voile porté par la petite fille, à la fois carcan et fétiche érotique, ne devient finalement qu’une autre sorte de masque. À travers lui, elle tente d’échapper à son rôle, tout comme, quelque-part, le loup — mué vers l’humain au fil de l’écriture — échappe au sien, dans un glissement incontrôlé de la chasse au jeu. Il se lie, lui aussi, à l’autre. Le masque est un enjeu de dissimulation, mais aussi de positionnement au monde — la question subsidiaire étant s’il faut l’enlever… Un plan zénithal de la petite fille, cherchant quelque-chose — quoi ? — dans le reflet à ses pieds, condenserait ces idées de vertiges et de dualité de l’être. Ce n’est pas là faire preuve d’une apologie du paraître, mais bien plutôt une expérimentation de l’instance narrative telle qu’a pu la conceptualiser Ricœur. Faut-il ôter, devenir, choisir, ou construire le masque ?

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